Le nouveau livret défense : entre patriotisme économique et risque assumé

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3/28/20254 min temps de lecture

Le nouveau livret défense : entre patriotisme économique et risque assumé

Le gouvernement français s’apprête à lancer un nouveau produit d’épargne destiné à soutenir l’industrie de la défense nationale. Présenté comme une initiative à la croisée de la finance et de la souveraineté, ce "livret défense" suscite autant d’intérêt que de questions. Contrairement aux livrets classiques comme le Livret A, il ne sera pas garanti par l’État. Il s’agit d’un produit d’investissement, avec tout ce que cela implique : rendement espéré, mais risque assumé.

Dans un contexte de guerre en Ukraine, de tensions croissantes au Moyen-Orient, et d’une compétition stratégique entre puissances, la France veut muscler son appareil militaire — et cherche des moyens innovants pour le financer. Voici un tour d’horizon de ce livret inédit, de ses promesses… et de ses limites.

Un outil pour financer la Loi de programmation militaire

La Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 prévoit une enveloppe historique : 413 milliards d’euros pour renforcer les capacités des armées françaises. Ce budget colossal doit permettre d’investir dans :

  • La modernisation des équipements (chars, avions, sous-marins)

  • Le réarmement massif (munitions, drones, missiles)

  • La cybersécurité et l’intelligence artificielle

  • Le soutien à la base industrielle et technologique de défense (BITD)

Mais tout cela a un coût, et dans un contexte de dette publique élevée, l’exécutif cherche de nouvelles sources de financement. C’est là qu’intervient l’idée du livret défense.

Un appel à l’épargne privée

Ce livret ne serait pas un produit d’épargne réglementé comme le Livret A ou le LDDS. Il ne bénéficie pas de la garantie de l’État. Il s’agira d’un placement, avec un niveau de risque, même s’il sera probablement calibré pour rester relativement "sûr", selon les critères bancaires.

L’objectif du gouvernement est clair : mobiliser l’épargne des Français, qui dépasse les 5 800 milliards d’euros (tous supports confondus), pour financer des investissements stratégiques. Une partie de cette épargne est aujourd’hui peu rémunérée, voire dormant sur des comptes courants. L’État veut donc capter cette ressource pour soutenir l’industrie de défense, au nom de la souveraineté nationale.

Un patriotisme financier assumé

Derrière ce livret, il y a une volonté politique forte : impliquer les citoyens dans l’effort de défense, pas seulement via leurs impôts, mais via leur portefeuille. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, parle d’un "produit d’épargne qui a du sens", au service de la nation. Un argument qui peut séduire une partie de la population, sensible aux enjeux de sécurité et de souveraineté.

Dans les faits, le livret permettrait de financer :

  • Des entreprises françaises de défense (comme Thales, Safran, Nexter, Naval Group…)

  • Des projets d’innovation liés à l’armée

  • Le renforcement de la filière industrielle et de l’autonomie stratégique

Mais un produit sans garantie

Là où le projet divise, c’est sur sa nature même. Ce n’est pas un livret "sûr" au sens classique. Il n’y aura pas de garantie du capital par l’État, comme sur le Livret A. Ce sera un produit de marché, probablement structuré autour de fonds d’investissement spécialisés dans la défense.

Autrement dit, les épargnants prennent un risque : celui que le rendement soit faible, voire que le capital ne soit pas entièrement remboursé. Même si ce type de produit peut être bien encadré, il reste exposé aux aléas économiques, aux performances du secteur, et à la gestion des fonds.

Cela limite d’emblée l’attractivité auprès des profils prudents. Le livret ne pourra pas s’adresser aux ménages les plus modestes ou les plus soucieux de sécurité financière. Il s’adressera plutôt à ceux qui :

  • Ont déjà un capital disponible

  • Ont un intérêt pour la défense ou une vision politique proche de la majorité

  • Acceptent une part de risque pour un rendement éventuel et un engagement "utile"

Les questions éthiques et politiques

Ce projet soulève aussi des questions d’ordre moral et politique. Est-il sain d’impliquer les citoyens dans le financement direct de l’armée ? La défense nationale, par définition, relève des missions régaliennes de l’État. La faire reposer, même en partie, sur des financements privés peut être vu comme un glissement préoccupant.

Par ailleurs, certaines personnes peuvent refuser de placer leur argent dans des secteurs liés aux armes, pour des raisons éthiques ou politiques. Le "livret vert" pour la transition écologique a suscité beaucoup d’adhésion ; un "livret défense" risque de diviser davantage.

Un pari encore flou

À ce stade, peu d’éléments concrets ont été dévoilés :

  • Quel sera le taux de rémunération proposé ?

  • Qui gérera les fonds ? Des banques publiques ? Des fonds privés ?

  • Quelle transparence sera assurée sur les projets financés ?

  • Comment éviter que cela serve de vitrine sans réel impact ?

Ces incertitudes laissent penser que le produit sera probablement symbolique dans un premier temps, plus politique qu’économique. Mais s’il fonctionne, il pourrait ouvrir la voie à une nouvelle ère : celle d’une épargne "stratégique", orientée vers les grands enjeux de puissance.

Conclusion : un produit entre engagement et précaution

Le livret défense, s’il voit le jour dans les mois à venir, sera un objet hybride : ni totalement financier, ni totalement politique, mais un peu des deux. Il incarne la tentative du gouvernement de créer un lien direct entre les citoyens et l’appareil de défense, tout en contournant les contraintes budgétaires classiques.

Mais cette idée ambitieuse pose de vraies questions : sur la gestion du risque, la clarté des objectifs, l’éthique de l’investissement militaire, et la capacité à mobiliser une épargne déjà très sollicitée.

Reste à voir si les Français seront prêts à mettre leur argent au service de l’armée, sans garantie, mais avec conviction.